Texte écrit dans le cadre de la candidature au Prix HCB 2017.
Alger est une agglomération de huit millions d’habitants recouvrant des quartiers qui étaient hier encore des villages éloignés. Certains la décrivent comme un port bordé d’immeubles aux façades blanches. Mais les marcheurs et les véhicules qui se croisent et s’agglutinent chaque jour depuis bien plus loin dessinent un autre espace. Ce dernier est fait de chemins creusés par les pas, d’arrêts de bus, de murs de parpaings non recouverts, de champs menacés, et de grands immeubles à peine livrés et déjà vieillis. La ville s’anime chaque matin du mouvement de ceux qui partent nettoyer, soigner, enseigner, etc.
La majorité des Algérois occupent un logement inadapté : la plupart des habitations des quartiers historiques n’ont pas été conçues pour héberger trois générations sous un même toit. La baie d’Alger a attiré les plus grands noms de l’architecture au vingtième siècle et ces derniers ont tenté vainement de résoudre le problème de l’appartement idéal destiné à la famille algérienne. Les années ont passé et l’on continue à s’entasser dans les immeubles étriqués du centre ville ou ceux sans qualité de la périphérie.
Au fur et à mesure que leurs moyens le leur permettaient, de nombreuses familles se sont éloignées du centre en s’achetant un terrain et en y posant un rez-de-chaussée d’où dépassait aux quatre coins des ferrailles attendant leurs murs et la génération suivante. Les petits villages agricoles de l’arrière pays sont aujourd’hui submergés par ces constructions peu soucieuses de leurs proportions et jamais terminées. Peu attirantes vues de l’extérieur, leurs intérieurs sont souvent bien mieux distribués que les appartements coloniaux ou les habitats collectifs livrés après l’indépendance.
Près de ces nouvelles banlieues, les bidonvilles en parpaing et en tôle sont des quartiers à part entière. La société algérienne est extrêmement sévère vis-à-vis des habitants de ces lieux, souvent qualifiés de profiteurs ou d’occupants illégitimes. Toutefois, rien ne distingue ces résidents des habitants des autres quartiers.
Ces observations générales au sujet des difficultés rencontrées par les Algérois pour se loger disent trop peu de chose de la grande diversité des expériences faites par les habitants de la ville. Elles ne sont qu’une énième déclinaison de l’énumération des maux qui frappent les grandes métropoles d’Afrique ou d’Amérique latine dépeintes comme des lieux de crise permanente et insurmontable.
Jean-Jacques Deluz (1930-2009) était un architecte algérois d’origine suisse. Dans l’introduction de son livre Alger, chronique urbaine, (Editions Bouchène, Alger – 2003 », il pointe un des écueils auxquels ceux qui cherchent à raconter la ville sont confrontés : « … si la vue du bateau est celle de l’imaginaire, l’avion nous fait voir l’image réelle de la ville : celle d’une métropole envahissant chaque composante de son site ; ayant débordé successivement les unes et les autres par phase dans le courant de son histoire ».
Mais l’architecte se libère de cette opposition encombrante en faisant de son livre un récit d’expérience et un testament aux Algérois dont l’ordre des chapitres « suit le chemin sinueux de [ses] souvenirs » et où « les grilles de lectures s’inscrivent dans plusieurs plans : [sa] vie à Alger, [sa] vie d’architecte et les réflexions qui l’ont accompagnée (…) et Alger, la ville comme [il l’a] vue … ».
En choisissant de travailler sur Alger, j’ai dû également me confronter aux grands récits existants qui semblent déterminer l’expérience du lieu vécu.
Alger est la ville où s’installèrent mes familles maternelle et paternelle à la veille de l’indépendance. J’y suis né en 1974, et j’y ai vécu de nombreuses années, dans le centre-ville historique qui représentait dans mon esprit l’essentiel de la ville. J’ai quitté définitivement le pays pour la France à l’âge de dix neuf ans, alors que s’aggravait la guerre civile des années 1990.
En parallèle de mes études à Toulouse et de mon début de carrière dans l’informatique à Paris, je me suis intéressé à la photographie et aux images de Jeff Wall et d’Henri Cartier-Bresson. En 2005, à mon retour à Alger, après neuf ans d’absence, je réalisais que ce lieu pouvait m’offrir l’occasion de commencer un travail photographique, maisma perception des possibilités narratives de l’outil photographique était encore limitée.
Dans les années qui suivirent, d’autres références m’ont aidé : Jean-François Chevrier, Tariq Teguia, Ahlam Shibli, William Faulkner, Robert Frank, Camille Corot. Les filiations artistiques m’apportaient beaucoup, mais mon attitude fondamentale devait aussi changer pour pouvoir commencer à travailler.
En 2013, j’ai commencé cette recherche, « Alger, le lieu et l’image ». Le travail visait initialement à réaliser un état des lieux de la Casbah, le quartier historique au centre de la ville qui s’est fortement dégradé ces dernières années. Il est vite apparu que le délabrement du site était en grande partie dû aux transformations que subissait un territoire bien plus étendu auquel il fallait s’intéresser.
Je découvrais en même temps des évidences qui m’avaient échappé : ma mère, urbaniste au début de sa carrière avait participé à des opérations de relogement des habitants de bidonvilles dans les années 1980. Mes tantes, oncles et cousins avaient grandi dans le centre-ville colonial avant de déménager pour la plupart vers les nouveaux quartiers de la périphérie. Tous avaient vécu la transformation de la ville historique en une métropole.
Le 11 janvier 2014, j’étais avec des proches devant la Cité céleste, l’un des plus grands bidonvilles d’Alger. J’hésitais à entrer dans ce lieu que je voyais comme un amas de parpaings, de tôles, de câbles et de détritus. Un habitant vint à notre rencontre pour faire connaissance. M. Arrag nous fit visiter le lieu dont les premières constructions dataient des années 1990. Les résidents avaient construit eux-mêmes leur habitat, tiré les câbles électriques depuis le quartier voisin, mis en place un point de collecte d’eau, organisé l’évacuation des ordures vers l’extérieur de la cité. Certains possédaient les habitations où ils vivaient, d’autres n’en étaient que locataires. On y trouvait des commerces et de nombreux intérieurs étaient accueillants et agréables.
L’objet de mon travail photographique se précisait hors du centre connu et familier. J’acceptai dès lors de devenir l’observateur des indéterminations de l’espace et d’entrer dans les situations qui en découlaient.