Entretien avec Gabrielle Ponthus et Nathalie Giraudeau dans le cadre de la préparation de l’exposition Réinventer Calais au Centre Photographique d’Île-de-France.
Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à répondre à cet appel à projets et à vous engager dans cette commande du CNAP ?
J’ai répondu à l’appel lancé par Sébastien Thierry le 27 octobre 2015 et que j’ai reçu par mail.
Sébastien y invitait des artistes, chercheurs, étudiants à renouveler le “répertoire des représentations” sur ce qui avait lieu alors dans la dite « New Jungle » de Calais, qui entrait alors dans sa deuxième année d’existence.
Un premier répertoire des représentations avait déjà été élaboré en juillet 2015.
Je me suis donc rendu fin novembre 2015 avec la philosophe et artiste Valeria Muledda à Calais pour participer à cette nouvelle proposition collective.
Je voyais également en Calais l’opportunité de démarrer un second chapitre dans mon travail photographique
Le premier chapitre a démarré en 2014 à Alger. J’y ai commencé une série dans laquelle j’étudiais comment l’espace urbain était utilisé pour ségréguer des pans entiers de population algéroise dans un contexte de pénurie de logement.
Mon expérience de ma ville natale était celle d’un enfant ayant grandi dans les quartiers bourgeois du centre-ville. J’étais enfermé dans des mots, des délimitations de quartiers, des descriptions de phénomènes sociaux qui ne me permettaient pas de comprendre plus précisément ce qui était à l’oeuvre dans l’agglomération algéroise.
Celle-ci est passée de 2 à 8 millions d’habitants en vingt ans.
En commençant mon travail, je souhaitais donc renouveler ma propre perception des différents espaces qui constituent la ville d’Alger. Les médias étaient pour moi les contre-exemples à ne pas suivre :
- Les bidonvilles comme symboles de la crise du logement et comme espaces à “éradiquer”
- La casbah et la ville coloniale comme des quartiers historiques et des héritages
- Les nouveaux quartiers comme la solution principale à la crise du logement
J’ai commencé mon travail par les bidonvilles qui s’étaient développés depuis les années 70.
Ces derniers me sont vite apparus comme des propositions urbaines à part entière qui ne méritaient pas d’être moins considérés que les autres pans du territoire algérois.
En terme de méthode de travail et de choix de représentation, j’ai souhaité travailler à l’échelle de l’expérience de vie intime du territoire par ses habitants, ce que Jean-François Chevrier appelle “L’intimité territoriale”.
Cela me permettait d’étudier l’ensemble des espaces du territoire algérois en écartant les hiérarchies communément établies.
Deux ans plus tard, j’avais cette approche en tête au moment de me joindre au travail des équipes du PEROU à Calais.
J’ai retrouvé là-bas les signes d’une présentation du bidonville comme le résultat de la “crise”. Ainsi comme à Alger, je notais :
- L’emploi systématique d’un vocabulaire et d’expressions prêtes à l’emploi et jamais réinterrogées : “migrants”, “démantèlement”, “évacuation”, “pression migratoire”, “toléré par les pouvoirs publics”, etc. ;
- Le déni de l’expérience vécue du bidonville comme expérience de vie intime : les habitants des bidonvilles étaient vus sous le prisme de la victime, marginale exposée à une criminalité impossible à maîtriser ;
- Le rejet de l’inventivité des habitants dans la création de solutions urbaines en l’absence de “plan”.
Toutefois, malgré ces points communs, je me suis également aperçu qu’il existait des différences marquées entre Calais et la situation algéroise, notamment :
- Une séparation physique stricte de la Jungle avec le reste du territoire calaisien ;
- La jungle perçue comme une étape par la plupart de ses habitants ;
- La multiplicité des langues dans le partage des expériences.
En effet, à Alger, les habitants des bidonvilles étaient liés de différentes façons à l’ensemble de la société algérienne.
Ils exerçaient au quotidien leurs métiers de boulangers, de gendarmes, de gardiens ou d’employés de maison dans les autres quartiers de l’agglomération. Leurs familles et leurs proches les accueillaient lors d’évènements familiaux dans des quartiers centraux.
Dans la Jungle, même si les habitants mangeaient au restaurant, sortaient le soir, écrivaient à leur proche, il le faisaient généralement dans la Jungle. Leur expérience semblait spécifique et distincte des autres habitants du territoire.
Les habitants étaient généralement confinés à l’intérieur du bidonville et limitaient leurs déplacements et leurs expériences de partage avec les autres habitants de l’agglomération calaisienne.
Avec la commande public Réinventer Calais, j’ai dû trouver d’autres façons de procéder pour parler de Calais et de la Jungle.
Comment entendez-vous la formulation « Réinventer Calais » ?
“Réinventer Calais” peut s’entendre dans deux sens :
- L’acte de création et d’appropriation d’espaces par les habitants du territoire calaisien dans un contexte d’évolution rapide de la vie sociale (l’arrivée du plusieurs milliers de personnes en quelques mois sur le territoire de la Lande/Jungle) ;
- Le renouvellement de tous les instruments qui participent à préciser l’image de la ville de Calais dans l’espace public.
Le communiqué de presse du PEROU “Réinventer Calais” du 8 avril 2016 associe ces deux idées :
Financé par le PUCA, organisme interministériel qui soutient des travaux de recherche sur la ville, la Fondation de France et le Ministère de la Culture, ce travail a consisté à documenter ce qui s’invente et s’affirme à Calais : un extraordinaire mouvement de solidarité européenne ; des actes, gestes et paroles d’habitants bien moins xénophobes que ce que nombre de médias en témoignent ; des migrants bâtisseurs de « lieux de vie » comme l’a relevé, dans son ordonnance du 25 février 2016, le Tribunal administratif de Lille.
Sur cette base documentaire, nous avons imaginé ce que pourrait être une politique publique autrement attentive à la dite « crise de migrants » comme à ce qui autour d’une telle situation critique s’invente de promesses de son dépassement. Ainsi avons-nous imaginé une politique publique s’employant à construire l’hospitalité dans le prolongement de ce qui s’est inventé depuis un an à Calais, au plus grand bénéfice des migrants comme de la ville entière
Réinventer Calais, c’était donc documenter des actes d’appropriation et de création de la ville dans le but de “tracer la perspective d’autres politiques publiques”. Cette approche découle de celle défendue par Henri Lefebvre dans Le droit à la ville.
En revanche, le mot “documenter” ne me suffisait pas au moment d’identifier des formes et des rapports nouveaux.
Je voyais deux écueils principaux au fait de ne pas interroger l’emploi de ce mot :
- La tentation de produire des images qui expliciteraient ou symboliseraient les idées énumérées dans l’appel à projet dans le but de fournir un contre-discours opposé à l’imagerie de la catastrophe produite par les médias (et finalement, d’y contribuer) ;
- Le risque de recourir à une esthétique documentaire devenue aujourd’hui une norme photogénique produisant parfois un discours critique superficiel. La Jungle comme décor s’y prêtait particulièrement bien.
Pour ma part, la meilleure façon de contourner ces écueils passait par le fait d’insister sur ce que Gilles Clément à appelé : “soigner le regard que collectivement nous portons sur Calais”.
L’idée de soin me plaisait parce qu’elle sous-entendait un travail d’écoute. Celui-ci ne pouvait se faire que dans un temps bas, celui où le photographe est au milieu de ceux qu’il souhaite connaître et qu’il peut :
- Tenir compte des récits et de l’expérience individuelle de ceux qui font l’espace urbain ;
- S’intéresser aux moments de l’appropriation de l’espace calaisien.
J’ai donc recherché cette situation de proximité en m’intéressant aux expériences et aux récits des habitants plutôt qu’aux seuls résultats visibles de cette expérience (le bâti et les signes de la vie sociale).
J’ai privilégié les récits biographiques de ceux qui font Calais, à la fois dans les images mais également dans les textes qui les accompagnent.
Le fait de partir du récit des habitants me permettait également de me concentrer sur les moments vécus de l’appropriation (et de l’invention de la ville).
Dans une conférence donnée au Jeu de Paume dans le cadre du séminaire Intimité territoriale et espace public, Jean-François Chevrier décrit décrit le travail que Marc Pataut a réalisé au Cornillon :
Le photographe s’est mêlé, en visiteur, aux habitants ; il est, comme on dit, entré dans leur intimité. Il y a là une étroite relation entre l’intimité du reportage et l’appropriation du territoire.
Je m’identifie parfaitement à ce passage de l’intervention de Jean-François Chevrier.
Sur ce point, je voulais aussi insister sur le fait que la photo est une forme de représentation possible.
Mais le son aussi fait entendre ce travail de rencontre et d’écoute. Les oeuvres sonores de Valeria Muledda donnent une idée plus précise des différentes possibilités de l’enregistrement sonore dans ce travail de documentation.
Depuis mes débuts en 2014, la plupart de mes images sont des moments de rencontre. Je ne fais pas de repérages et je ne photographie (presque) jamais deux fois les mêmes lieux / situations / sujets à des intervalles de temps différents.
Je souhaite privilégier les situations dans ce qu’elles ont de plus spécifique. Je tente de situer mon travail dans l’expérience avant d’être amené à produire du jugement, de la règle et de céder à une logique de systématisation.
Pour conclure, “Réinventer Calais” supposait bien cet acte de documentation d’un moment créateur pour éclairer la décision politique, mais en considérant prioritairement les personnes (leurs histoires, leurs corps) dans l’environnement qu’elles créaient.
Quelles sont les spécificités de cette recherche photographique par rapport aux différentes questions abordées dans vos autres travaux ?
Habiter Calais était ma deuxième mission photographique.
- C’est celle que j’ai réalisée dans le délai le plus court (13 mois) ;
- C’est la seule commande publique (Réinventer Calais) ;
- C’est la seule mission réalisée en France ;
- L’espace m’était étranger. Je ne connaissais pas Calais avant de m’engager dans la mission, ce qui n’est pas le cas des mes autres travaux.
Enfin, d’un point de vue créatif, j’hésitais auparavant entre deux formats :
- Un ensemble photographique pensé pour l’exposition avec des photographies en grand format ;
- Une forme photographique plus adaptée au reportage classique et au livre photo.
Cette indécision s’est réglée à Calais. J’ai fini par travailler dans l’optique de produire une forme “plus classique”, avec des images accompagnées de textes qui précisent les situations et donnent des éléments de récit.
Comment votre intervention à Calais s’est-elle déroulée (temporalité, fréquence, repérages, difficultés rencontrées) ?
J’ai fait 9 déplacements à Calais d’une durée allant de 3 jours à une semaine entre février 2016 et décembre 2016.
Les trois premiers déplacements se sont concentrés sur la Jungle, les suivants concernaient la Jungle et les autres espaces de la ville. Dans les trois derniers, je me suis concentré sur la ville (lors du festival LONG MA – L’ESPRIT DU CHEVAL-DRAGON, pour photographier l’usine de dentelles Michel Storme et enfin, avec Myriam Pont).
La notion de repérage n’est pas vraiment adaptée à mon travail. J’ai tendance à travailler dans l’instant, les photos faites après repérage sont généralement ratées et il y a très longtemps que j’ai abandonné cette façon de travailler.
Comment se sont tissées les relations humaines sur le terrain ?
Pour les habitants de la Jungle, il s’agit en général de rencontres faites dans les rues de la Jungle, aux abords d’une habitation ou dans le centre-ville de Calais dans le cas de Hassan.
J’ai abordé ces personnes ou ce sont elles qui l’ont fait.
Par la suite, ces personnes m’ont présenté à des proches et c’est ainsi que les relations humaines se sont tissées progressivement.
Parfois, j’ai commencé à photographier tout de suite (comme avec Saad Zidane, Youcef ou Hassan). D’autres fois, je ne l’ai fait que plusieurs jours plus tard (comme avec Salaah ou Taha El Mahi).
J’ai continué à côtoyer ces personnes jusqu’à leur départ de la Jungle, sans nécessairement les photographier.
Pour ce qui concerne les habitants de la ville de Calais (hors Jungle), j’ai connu Valérie Guillemont par l’intermédiaire de Nicolas Genest du collectif d’architectes Sans plus attendre. Ce dernier l’avait rencontré dans la Jungle.
J’ai suivi Valérie dans son quotidien à plusieurs reprises, mais plutôt en visiteur qu’en reporter.
C’est ainsi qu’elle m’a amené à l’association de généalogie, les amis du vieux Calais, dans le cadre d’une activité qu’elle pratique chaque samedi après-midi.
Valérie m’a également conseillé de rencontrer Myriam Pont qui était une des dernières pêcheur.ses à pied de la région du Nord Pas de Calais.
J’ai donc été à la rencontre de Myriam sur le marché à l’occasion des fêtes de la mer où elle tenait un stand. J’ai par la suite passé quatre jours chez elle.
J’ai contacté les usines Storme par téléphone et j’ai présenté mon projet au directeur de l’entreprise Eric Storme qui m’a invité à passer une journée dans l’usine.
Enfin, les déplacements dans la Jungle ont été faits avec Valeria Muledda et les architectes et urbanistes du collectif Sans plus attendre (S+A). Nous avons parfois travaillé ensemble. Certains photographies sont des images de scènes où nous étions ensemble et collaborions.
Comment se sont engagées les pistes de travail ?
Vu l’urgence et la menace du démantèlement, j’ai donné priorité au images de la Jungle en privilégiant deux types de moments :
- La vie quotidienne dans les intérieurs ;
- Les opérations de construction, d’aménagement et de sauvegarde du bâti menées par les associations et les humanitaires au moment où les autorités ont procédé aux premières démolitions.
À partir de mai 2016, il est devenu plus difficile pour moi de photographier la Jungle :
- La plus grande partie de la Jungle que j’avais connu avait été détruite ;
- La plupart des réfugiés que j’ai connus avaient réussi leur passage en Angleterre. L’un d’entre eux avait fait le choix de rester en France.
Comme je l’ai dit, je photographie essentiellement des rencontres et à ce moment-là, je n’étais plus dans une logique de rencontre.
Je suis repassé à la Jungle pour prendre des nouvelles des personnes qui étaient restées sur place. La dernière que je connaissais venait de partir lors de mon dernier passage en juillet, je n’avais plus de raisons de revenir à la Jungle au-delà de cette date.
À partir de ce moment-là, j’ai travaillé uniquement dans la ville de Calais.
Plusieurs pistes auraient dû / pu compléter ce travail, je les ai abandonnées faute de temps :
- Les espaces des femmes et des enfants résident.e.s de la Jungle
- La ville a accueilli au début du vingtième siècle une diaspora arménienne qui à l’époque déjà envisageait son séjour comme une étape vers l’Angleterre.
- La géographie et le paysage : le paysage calaisien porte la trace d’événements récents qui sont des signes de frontières (bombardement de la seconde guerre mondiale, la construction d’Eurotunnel et la fortification de l’Espace Schengen avec la présence de la douane anglaise sur une portion significative du territoire Calaisien).
Pourquoi avoir choisi de mettre au même niveau des images de la Jungle avec des images de la Ville ?
Je souhaitais photographier ce qui ne sépare pas.
Un quotidien intime dans la ville de Calais et un quotidien intime dans la Jungle ne peuvent pas se hiérarchiser l’un par rapport à l’autre. On peut tout juste noter que quelques centaines de mètres les séparent.
Quelles expériences avez-vous eues et quelles ont pu être vos observations autour de la cohabitation entre Calaisiens et migrants ?
À Calais, j’ai décelé autant d’empathie que d’indifférence et de rejet vis-à-vis des habitants de la Lande.
Il m’a également semblé que c’était un sujet que la plupart des gens n’abordaient pas, du fait de désaccords importants.
Du côté des résidents de la Jungle que je côtoyais régulièrement, comme Mohamed ou Taha, ils m’ont précisé qu’ils évitaient au maximum le contact avec les habitants de la ville.
Pourquoi avoir choisi d’apporter dans les titres des indications telles que les prénoms ou la durée depuis laquelle les migrants résident sur les lieux ?
Ce point est important pour moi.
Toutes les données biographiques sont transmises par les personnes elles-mêmes. J’ai noté très tôt que les attitudes oppressives passaient par le fait de cacher la possibilité de laisser des individus et leur subjectivité.
Dans des situations de totalitarisme ou de crise majeure, cette attitude est reprise par les médias et même la littérature.
J’ai un souvenir pénible de la lecture de l’Etranger de Camus à 15 ans et en particulier du meurtre de “l’Arabe” par Meursault. L“Arabe” de Camus n’est qu’une infime partie d’une population d’anonymes. J’ai une défiance forte vis-à-vis de cet universalisme là, surtout de la part d’un auteur qui n’a jamais reconnu le droit à l’autodétermination des Algériens.
Une scène film de Gilo Pontecorvo, la Bataille d’Alger, pointe un autre aspect de cette mécanique sinistre de désindividualisation : la fiche de police.
Il s’agit de la 6ème scène du film qui se conclut sur l’arrestation violente d’Ali La Pointe. La voix off présente le personnage sur le ton d’un rapport de police.
Amar Ali, connu sous le nom d’Ali la Pointe né à Miliana le 15 Janvier 1930. Analphabète. Profession: Manoeuvre, maçon, boxeur, actuellement sans travail.
Situation militaire : Insoumis
1942, tribunal pour mineurs d’Alger : 1 an en maison de redressement pour acte de vandalisme
1944, tribunal pour mineurs d’Oran : 2 ans de maison de redressement pour cause de désordre public
1949, tribunal d’Alger : condamnation à 8 mois de prison pour outrage à agent dans l’exercice de ses fonctions
Les titres et les textes sont une façon de refuser les mots et les intitulés qui circulent au sujet de l’ensemble des personnes vivant à Calais. Voilà pourquoi je nomme les habitants comme ils le font eux-mêmes et je donne des éléments de leur biographie.
Ce n’est pas un soucis d’objectivité, mais un choix. Dans certaines situations, il permet d’éviter les systématisations et les généralités dont je parlais plus haut.
Quelle est l’importance des textes qui accompagnent chaque image ?
Je ne dissocie pas les textes des images. Ils forment un ensemble.
Dans les titres, comme dans les textes qui accompagnent la photo, je communique des informations que les personnes photographiées me transmettent lors de nos rencontres.
Quand je ne dispose pas de ces informations, je précise le lieu et je donne d’autres informations sur la rencontre.
Cela me permet de présenter des personnes et leurs histoires plutôt que des chiffres, des données géographiques ou de reprendre un langage officiel (autorités, médias, etc.).