Barcelone, la ville à l’épreuve de l’urbain
Le matin du 5 au 6 octobre 2013, dans la rue Aurora du Raval à Barcelone, le fondateur de l’Association catalane des entrepreneur.ses gays et lesbiennes, Juan Andrés Benítez, décédait après avoir été violemment battu pendant douze minutes par des agents de la police régionale de Catalogne, les Mossos d’Esquadra.
Au premier anniversaire de l’événement, un groupe de voisins décida de lui rendre hommage en occupant dans la même rue un chantier abandonné devenu une décharge.
L’Ágora Juan Andrés Benítez est aujourd’hui un jardin urbain dans lequel on organise des conférences, des concerts, des projections de films.
Pour Miquel Vallès, porte-parole de l’association qui gère l’espace, l’Agora est d’abord «un symbole de la lutte contre la réforme urbaine et la spéculation dans le quartier du Raval».
En associant urbanisme, réformisme et spéculation immobilière, Miquel Vallès pointe une collusion de fait entre les milieux d’affaires et la classe politique barcelonaise. En effet, depuis les depuis années 1960, de nombreux édiles locaux se sont formés au sein des mouvements contestataires issus de la société civile.
Une fois en poste, ces derniers ont fini par privilégier des acteurs privés pour développer leur politique urbaine. C’est ainsi que se sont renforcés les phénomènes de prédation immobilière qui ont chassé les classes les moins aisées de certains quartiers populaires comme Barcelonette et Poble Nou.
L’actuelle Maire de Barcelone, Ada Colau, était un membre de premier plan d’une association de droit au logement et du mouvement Okupa (Squatte) dans les années 2000. Sa promesse électorale principale visait à mettre un terme à la spéculation immobillière dans la ville. Aux yeux des habitants du Raval, ses actions n’ont produit aucun résultat significatif.
La phrase de Miquel Vallès traduit aussi une méfiance plus ancienne.
C’est au sujet de Barcelone que le mot « urbanisme » fût employé pour la première fois en 1859. Dans sa Teoria general de la urbanizacion, Idelfonso Cerdá concevait cette notion comme l’instrument d’une politique égalitaire devant procurer les mêmes avantages à toutes les classes de la population. Pour assurer la mise en œuvre de son plan, l’urbaniste puis les élus locaux successifs se sont appuyé sur des promoteurs immobiliers.
En conséquence, le plan Cerdá, initialement pensé comme un damier ouvert à toutes les classes est devenu un ensemble de quartiers bourgeois réservé aux Barcelonais les plus aisés (L’Eixample). Les classes populaires, elles, se sont concentrées dans les quartiers historiques de Ciutat Vella ou dans les quartiers périphériques.
Avec le temps, même les habitants de l’Eixample ont subi les conséquences de la prédation immobilière. La majorité des espaces verts initialement prévus dans le plan Cerdá sont devenus des magasins, des entrepôts ou des commerces. Les îlots ouverts se sont progressivement fermés et les immeubles ont gagné plusieurs étages.
Aujourd’hui, l’attractivité de la ville pour les cadres venus d’Europe, l’installation d’entrepreneurs en télétravail et le flux ininterrompu de touristes rend l’ensemble des quartiers de Barcelone de plus en plus inaccessibles en termes de prix.
Barcelone en tant que ville semble condamnée à voir la spéculation immobilière chasser les habitants du centre vers les banlieues de l’aire métropolitaine. Le géographe Horacio Capel note que la connurbation barcelonnaise tend aujourd’hui à se rapprocher des limites de la région Catalogne.
Plusieurs phénomènes associés semblent agir :
Une vision fonctionnaliste de l’urbanisme dont la réponse est la production de logements et de zones d’habitats spécialisés [social, résidentiel, touristique, haut de gamme, etc.] ;
Le développement des moyens de circulation qui transforment des villes autrefois lointaines en cités dortoirs ;
La consécration de l’économie de la communication qui divise les habitants de l’agglomération en deux catégories. D’une part, ceux qui parviennent à se situer au cœur du « hub barcelonais » nœud du réseau mondialisé et de la circulation de richesse et, d’autre part, ceux qui en sont exclus ;
La faiblesse de l’action politique et administrative en matière d’urbanisme renforcée par la multiplicité des centres de décision et l’influence d’acteurs économiques mondialisés.
La rue Lancaster dans le Raval près du Palais Güell symbolise la conjonction de ces phénomènes. Celle-ci a les apparences d’une rue fantôme.
Le 20 ne compte plus qu’un seul occupant. Le 22 et 24 ont été rachetés et détruits par un promoteur après plus de 15 années d’hésitations de la mairie et la résistance des habitants du quartier.
Quant aux n° 7, 9, 11 et 13, ils ont été acquis par une société immobilière MK Premium qui en a progressivement chassé les 42 locataires en échange de compensations dérisoires.
L’un de ces immeubles est mis en avant sur le site internet de la compagnie pour promouvoir son offre de «Revalorisation immobillière». MK Premium met ainsi en avant sa capacité à entretenir ces immeubles, à mettre un terme aux problèmes d’indivision, à aménager des espaces mal exploités, ou encore, à assurer la conversion d’espaces aux usages les plus rentables.
La société précise l’origine de son apport de valeur :
«MKPremium concentre son activité à Barcelone en raison de l’importance culturelle, financière, commerciale et touristique de la ville. De plus, Barcelone est une destination importante pour les communications au niveau national et international.»
L’Agora est toujours menacée, le site appartient à une société immobilière surendettée qui souhaite récupérer le lieu. Mais les habitants du quartier restent mobilisés pour préserver cet espace.
Lotfi Benyelles